8. Situation de famille

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« Nation – groupe humain, généralement assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité. »

Me voilà de nouveau penchée sur le Robert rongé par les termites.

— Nationalité(s) actuelle(s), nationalité d'origine… Comment voulez-vous que je réponde avec franchise en quelques mots ?

— Madame Bâ, vous n'allez pas recommencer !

Cette fois, mon adorable avocat ne proteste pas longtemps. Il me suffit de lui envoyer d'un ton très doux, par-dessus la table poussiéreuse qui nous sépare, deux petites questions gênantes :

Question n° l : Je suis venue au monde dans l'Afrique occidentale française. Quelle est la vraie nationalité d'une ancienne colonisée ?

Question n° 2 : J'ai présentement le passeport du Mali. Est-ce un pays véritable, celui que tous les habitants valides veulent au plus vite abandonner à son triste sort ?

Me Fabiani fronce les sourcils ; manifestation physique fréquente chez l'homme quand une femme ose lui poser un problème. N'ont-elles pas été créées d'abord pour lui faciliter l'existence ? Mais, peu à peu, mon Benoît se détend, preuve que la bonne foi, en lui, a gagné la bataille contre toutes les tentations mauvaises (mépris, énervement…).

— Pauvre madame Bâ ! Et, plus généralement, pauvres Africains ! Il est vrai que vous ne devez plus trop savoir qui vous êtes.

 

— Oh, s'il vous plaît, je peux venir avec vous ?

— Si tu ne parles pas, Marguerite, si tu ne renifles pas, si tu ne gigotes pas…

C'est ainsi que, le 20 juillet 1960, j'accompagnai Ousmane et Abdoulaye, mes père et grand-père, pour la visite historique. Ils s'étaient faits beaux, l'un portait ses médailles, celles qu'il avait gagnées au fameux Chemin des Dames ; l'autre s'était déguisé en ingénieur, cravate bleue et chaussures garanties noires bien cirées sous la couche de poussière. Beaux et touchants comme jamais, chacun dans sa légende. Jusqu'au dernier de mes jours je garderai cette image : les deux hommes dont je descends marchant, silencieux, le long du fleuve Sénégal. Je jurerais qu'une foule d'oiseaux leur voletait autour de la tête pour leur souhaiter bonne chance.

Notre cortège intriguait. À notre passage, les habitants de Médine interrompaient leurs préparatifs de fête :

— Oh, oh, voici les Dyumasi !

— Ils ont l'air solennel et triste.

— Vous venez pour un enterrement ?

Le ton montait.

— Ce qui arrive n'a pas l'air de vous réjouir.

— Vive l'indépendance !

— Répétez avec nous : vive l'indépendance !

Nous pénétrâmes juste à temps dans le fort deMédine. Un groupe nous suivait, de plus en plus près, de plus en plus menaçant. La famille Dyumasi était bien connue du commandant français. Souvent, il convoquait Abdoulaye. Et ensemble, dans la nuit, ils replongeaient longuement dans l'horreur glorieuse de 14-18. Quant à mon père, il admirait son goût pour le savoir et son acharnement : au fond, Ousmane, le Conservatoire des Arts et Métiers, c'est ton impossible amour ! Il nous reçut immédiatement, mais sans interrompre ses travaux ménagers.

— Pardonnez-moi, les amis. Comme vous pouvez imaginer, j'ai beaucoup à faire, aujourd'hui.

Des caisses et des malles ouvertes l'entouraient. Il répartissait entre elles le flux continu d'objets les plus divers que lui apportaient ses soldats : des livres, des cartes géographiques, des masques de cérémonie, des trophées de chasse, des assiettes, des bouteilles de vin(dont j'apprendrais plus tard qu'elles sont les gris-gris des Français), des cannes à pêche, des hamacs, deux photos d'une femme blonde grimaçant sous le soleil, d'autres de rois de chez nous assis à une table, devant une rangée de militaires blancs et signant gravement des documents mystérieux, des bocaux de verre débordant de médicaments, une horloge à balancier, des lunettes noires, des moustiquaires, des chasse-mouches, des caleçons longs…

— Vous voyez, je déménage. Que puis-je pour vous ?

Mon père et mon grand-père s'entre-regardèrent. Abdoulaye se mit au garde-à-vous et prit la parole :

— Mon commandant, nous avons l'honneur de vous demander…

Comme il s'était arrêté, la bouche ouverte sur les deux dents qui lui restaient, Ousmane prit le relais :

— Si vous partez, nous demeurons quand même français ?

Le commandant se redressa.

— Ça, mes amis, il fallait y penser plus tôt. L'indépendance est l'indépendance. La France s'en va. À partir de demain matin, chacun chez soi.

Devant l'air désolé de mes ancêtres, il ajouta :

— Allez, allez, ne pleurez pas ! Un traité ne peut déchirer des relations que plus d'un siècle a tissées entre nous. Je suis très touché par votre visite. Mais, maintenant, une cérémonie un peu désagréable m'attend. Je dois me concentrer. À tout de suite ! Adjudant ! Conduisez mes amis à une bonne place.

À leur sortie du fort, les trois Dyumasi furent accueillis par des quolibets et des cris hostiles :

— Alors, on a léché la main du maître une dernière fois?

— L'Afrique nouvelle n'a pas besoin de traîtres !

Le bataillon français s'alignait, au garde-à-vous. Lafoule agitait des mouchoirs, adieu, les colonisateurs, ne revenez plus jamais, bon voyage ! Hé, les Dyumasi, ne retenez plus vos larmes, nous avons de quoi les sécher ! Quand le drapeau bleu, blanc, rouge a dégringolé le long du mât, j'ai senti les doigts longs et osseux de Chemin des Dames qui cherchaient ma main droite. Je lui en ai fait cadeau. Quand le drapeau vert, jaune, rouge s'est mis à grimper, d'autres doigts, plus frais, plus charnus, ceux d'Ousmane, ont demandé à ma main gauche si elle acceptait d'être saisie par eux. Je lui ai donné l'ordre de répondre favorablement.

Voilà comment j'ai changé de nationalité, encadrée par deux chagrins. À cent mètres de l'endroit, le toit de la gare, où de fœtus je m'étais transformée en bébé. J'avais jeté un coup d'œil à ma montre, cadeau de mon dernier anniversaire. L'opération qui avait annulé une Française et créé une Malienne n'avait pas duré deux minutes. En moi-même, je saluai l'Histoire pour son efficacité.

La foule ne s'intéressait plus à nous. C'est ce qui nous a sauvés. Elle fixait, bouleversée, le pavillon du nouveau pays qui ondulait doucement dans le ciel voilé de notre saison des pluies. Au-delà, elle scrutait l'avenir, forcément riche et glorieux, vive l'Afrique libre, vive le continent noir enfin débarrassé de ses chaînes !

Nous avons profité de cet enthousiasme pour nous échapper.

 

Quelle était cette forme dressée, immobile, au milieu du chemin ? Un rocher décroché de la colline, comme tant d'autres avant lui, et consolé par des centaines d'oiseaux ? Un morceau d'arc-en-ciel retombé sur terre ? Un fantôme déguisé ? Un acteur de théâtre ?

La première, je reconnus ma mère et courus vers elle.

— Malheureuse !

J'avais beau m'agripper, elle me refusait ses bras. Et, m'ignorant d'une voix que je ne lui connaissais pas, aiguë, criarde, glapissante, elle commença d'insulter les deux hommes qui arrivaient.

— Honte sur vous ! Ennemis de la dignité humaine ! Âmes de valets ! Comment ai-je pu m'unir à cette famille de rampants ?

Je regardais et j'écoutais, éberluée. Quel démon avait pris possession de ma mère ? De bonnes amies avaient dû l'informer de notre voyage à Médine. Elle donnait des détails.

— Et vous avez pris les mains du commandant dans les vôtres ! Et vous vous êtes embrassés ! Et vous avez laissé ses lèvres moustachues griffer les joues de ma fille ! Ô Abdoulaye, ô Ousmane, complices de l'oppresseur, hommes sans orgueil ni vergogne !

C'est ainsi que la famille Dyumasi vécut à sa manière la journée historique d'indépendance, espérée depuis si longtemps et tant célébrée depuis. Tandis qu'autour de nous on faisait bombance, on dansait, on chantait, chez nous, une femme invectivait ses mâles, s'absentait quelques minutes pour se joindre à la fête – on entendait, par-dessus les murs, sa voix, plus forte, plus enthousiaste que les autres, vive l'Afrique, oh, comme je suis heureuse –, avant de revenir à son domicile pour reprendre sa colère à l'endroit même où elle l'avait laissée.

Cette litanie des insultes maternelles ne s'interrompit qu'au milieu de la nuit. Pour se changer en un silence plus pénible encore. Mariama s'était déclarée muette : parler à des hommes sans fierté et à leur petite complice, c'est leur faire trop d'honneur. Évidemment, les frères et sœurs profitèrent de la situation pour torturer leur aînée : tu te croyais la préférée, Marguerite ? Mais c'est fini ! Notre mère ne t'aime plus. Ces choses-là arrivent. Il faudra t'y faire.

Notre guerre intime ne s'apaisa pas vite. Mariama avait en elle, quelque part près du cœur, deux lacs aussi vastes et profonds l'un que l'autre : le lac bleu de la bienveillance, une générosité innée, une ivresse de donner quand elle se sentait en confiance ; et le lac noir de la rancune, où elle pouvait puiser et repuiser sans relâche quand elle estimait avoir été trahie. Il fallut, des mois plus tard, que la mort s'approche pour que les Dyumasi, affrontés à l'ennemi commun, retrouvent leur unité.

Entre-temps, notre éphémère Fédération avec le Sénégal avait vécu. Ceux qui avaient lutté pour l'indépendance voulaient un pays bien à eux. Même s'il fallait, pour cela, couper en deux notre communauté soninkée désormais déchirée par la frontière. Le Mali était né, vive le Mali ! , et j'étais devenue sa fille.

Madame Bâ
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